Elle est morte

5/24/20234 min read

Je suis mort, ou en tout cas, je meurs. Je ne fais que me traîner sans but d’un bout à l’autre de mon monde. Je prends grand soin de rester sur le même chemin.

Chaque dérogation à cette règle est un risque de repasser devant ce glacier, ce poteau, cet arrêt de tram et tous ces autres lieux qui viennent me rappeler une de ses anecdotes que je chérissais tant hier, mais qui me torture avec tant de force aujourd’hui. Je tourne la tête en passant devant la fleuristerie comme pour fuir le regard de cette vendeuse à qui j’ai si souvent rendu visite en vue d’une acquisition. J’accélère le pas comme si quelqu’un m’attendait encore. J’ai l’impression que derrière sa vitrine, elle se questionnait à la façon de ses vieux amis à qui on ne donne plus de nouvelle.

De temps en temps, j’interromps ma patrouille pour aller voir tel objet ou manger tel plat qui se trouve sur mon chemin. J’ai envie de tout pendant un instant, puis aussitôt, ma volonté s’estompe. Mes désirs ne sont que des mirages pour tenter de me détourner de ma peine. L’ultime désir qui subsiste est bien évidemment celui que je ne peux assouvir. Je voudrais la ramener à moi. Notre histoire appartient au passé et rien ni personne ne pourra changer cela. « Nous » sommes morts. Elle « nous » as-tuées. Il ne reste que de nous ce stylo que je lui avais volé, cette lettre manuscrite qu’elle m’avait composée. Tous ces objets sont aujourd’hui orphelins, d’une certaine façon, je crois que je fais partie d’eux.

Mon errance prend fin quand les obligations sociales commencent. Je dois continuer à évoluer parmi mes semblables. Le monde tourne encore, peut-être même plus vite. Alors pourquoi ai-je l’impression que le mien s’est écroulé ? Tout le monde autour de moi semble si pressé, ils ont tous l’air de savoir parfaitement ce qu’ils font et ce qu’ils feront demain. Pour éviter les questions ou de déranger leurs bonheurs, je calque mon comportement sur le leurre. Je revêtis mon masque social. Pourtant, combien partage ma peine ? Combien souffre secrètement et joue leurs rôles dans la grande mascarade des relations humaines ? Sans doute bien plus que je ne le crois. Sans doute, pensent-ils la même chose, il serait fort prétentieux de me penser en dehors de la masse et de voir une forme de châtiment divin et unique dans mon malheur. Tous ne souffrent pas forcément de la perte d’un être cher, mais la souffrance à cet avantage de se décliner dans une infinité de nuances toutes plus subtiles les uns que les autres.

Quand toutes ces obligations sociales (qui sont toutes autant de méditation sur mes semblables) et mes marches à travers la ville et mes pensées prennent fin. Je me vois contraint de rentrer en ma demeure. Je me noie dans tel ou tel divertissement. J’accorde mon attention à mon téléviseur. L’allumer, c’est l’occasion d’éteindre un instant son esprit. Je joue les studieux en effectuant le travail qu’il me reste à faire pour demain. Je fais comme s’il avait encore une quelconque importance à mes yeux. J’ouvre un livre pour tenter d’élargir mon esprit et ma culture, et si j’y arrive encore, à rêver un petit peu. Cependant, mes yeux regardent les mots plus qu’ils ne les comprennent, ils les regardent fixement comme ils contempleraient ces photos autrefois si importantes, mais qui, jaunit par le temps, ont perdu tous leurs symboles.

Dans le calme du salon, je ne peux m’empêcher de savourer un instant l’ironie de mon propre comportement. Tandis que le chat décide de trôner sur mes genoux, je fis le constat suivant : je passe mon temps à ressasser les mêmes inepties. Je prétends n’être plus rien, manquer de tout en ne désirant rien. Pourtant, je reste là. Je ne dépéris pas. Peut-être que je suis pareil à un enfant qui se retrouve au milieu d’un buisson d’épines. Il sait que le seul moyen de défaire son emprise est d’avancer, même si les feuilles lui grifferont les jambes. Peut-être suis-je pareil à cet enfant, peut-être que j’avance dans le temps tandis que mon deuil me torture. Un jour, sans doute, je sortirai du buisson, mais pour l’heure, j’avance au milieu des ronces.

J’achève ma méditation en même temps que le soleil termina sa course. Il est déjà temps de regagner mon lit. À l’intérieur, les heures défilent encore plus vite qu’à leurs habitudes. La pénombre s’installe tandis que je contemple mon plafond, cet ultime panorama. Il est entièrement blanc, et pourtant. Et pourtant, il me ressemble. J’aperçois même en lui un reflet plus exact encore que dans un miroir. Il se laisse dévorer par la noirceur de la nuit. Il semble s’y dérober complétement et céder à la douceur du sommeil. C’est cette petite lumière qui vient le réveiller. Cette petite diode qui clignote sans arrêt, est semblable à ces pensées que cent fois, j’ensevelis et qui cent fois reviennent. En vérité, ce plafond n’a même pas besoin de ce jeu de lumière pour devenir mon double. Sa peinture semble immaculée pour celui qui la regarde en passant, elle semble lisse et conforme. Pourtant, pour les rares qui prennent le temps de l’examiner de plus près, elle se montre imparfaite et recouverte de tant de fissures obscures qu'elles semblent concurrencez les étoiles par leur nombre.

Prisonnier de ma prison de plumes, je reste là à contempler ce miroir de plâtre en attendant que Morphée cesse de me mépriser comme il sait si bien le faire. Tard dans la nuit ou plutôt tôt dans la matinée, il m’accorda un court répit avant que je ne doive m’attaquer à une autre de ces journées si longues et si vides. C’est justement ce défilé des saisons qui constitue mon seul remède. Je me lève un peu moins meurtri, cette partie de moi qui meurs semble crier moins fort. Elle ne disparaîtra car rien ne disparaît complétement, mais un jour elle ne sera plus audible et rejoindre le rang de ces douleurs muettes qui composent l’histoire de tout individu. Celles qui deviennent de si précieux souvenir quand le temps sera venu nous chercher afin que l’on libère notre place, que nous soyons enfin libres de n’être plus.